Emma observait l’océan. Ses grands yeux bleus ne se détachaient pas de l’horizon. Son regard n’était pas rêveur, au contraire, son petit front légèrement plissé indiquait plutôt une concentration profonde. Elle comptait le nombre de vagues, estimait leur hauteur et la distance qui les séparait l’une de l’autre. Du haut de son mètre quarante, elle évaluait, selon ces paramètres, combien de temps elle pourrait passer dans la caverne nichée dans la haute falaise qui déchirait le littoral.
Subitement elle fit volte-face et commença à traverser la plage qui commençait déjà à perdre du terrain au profit de la marée montante. Elle marchait d’un pas vif et décidé. Ses pieds nus paraissaient à peine s’enfoncer dans le sable, tant elle était portée par cette allégresse qui animait son corps quand elle avait un objectif clairement défini.
Déjà elle apercevait l’entrée de son espace secret, d’où elle aimait ramener l’un ou l’autre objet, souvent énigmatique. Elle cherchait ensuite à deviner sa provenance, son utilité, sa signification. C’était comme un jeu pour cette petite archéologue en herbe. D’après son estimation, elle avait une trentaine de minutes pour ses recherches avant que la marée ne recouvre la plage et que les premières vagues ne s’engouffrent dans la cavité qu’elles avaient, au fil du temps, creusée dans la falaise.
Emma rejoignit rapidement l’entrée, puis disparut, comme avalée par cette antre de roches et de terre rouge ocre. Une petite brise caressa ses cheveux longs, un souffle qui ne parvenait pas du côté plage, mais des profondeurs telluriques de la caverne. A son extrémité, celle-ci se rétrécissait pour se terminer en un tunnel étroit et sombre. La petite fille savait qu’il n’était pas nécessaire de s’y aventurer. Tous ses petits objets divers, elle les avait cueillis dans la chambre centrale à quelques mètres de l’entrée. Tête baissée, elle scrutait le sol, sans perdre de temps, à la recherche du moindre indice qui ne manquerait pas d’attirer son attention. Le sol était humide, garni çà et là de quelques coquillages. Il y avait aussi un petit bassin qui, chaque jour était abreuvé par la marée. Emma y avait fait quelques trouvailles intéressantes. Brièvement elle scruta le fond mais il ne lui sembla pas utile d’y plonger.
Non loin de là une forme inhabituelle attira son regard. Elle s’accroupit pour mieux observer, puis toucha du bout des doigts ce qui ressemblait à un morceau de plastique. Elle connaissait bien cette matière puisque bon nombre des objets retrouvés en contenaient, au moins en partie. Elle aimait bien ce mot, ‘‘PLASTIQUE’‘, pas seulement pour sa sonorité, mais parce que pour elle, cela signifiait "très ancien", voire "préhistorique", ou plutôt pré-basculement. Aucun des objets usuels de son quotidien n’étaient fait en cette matière. Quand elle trouvait du plastique, elle savait directement que l’objet appartenait à l’ère ancienne. Peu lui importait la date précise, elle était certaine que son origine se situait avant le Basculement. Sa grand-mère lui avait expliqué la chronologie des faits : les signaux d’alerte, l’aveuglement, l’effondrement, les cataclysmes...
Au début ce fut un peu difficile à comprendre du fait que tout cela lui semblait tellement insensé. Son esprit saisissait bien la suite des évènements, les causes, les points de crise, les opportunités manquées, et les effets irrémédiables. Ce qui était plus compliqué pour elle, c’était de comprendre la psychologie des êtres humains de ce temps-là. Elle reconnaissait qu’elle était faite du même corps. Comme elle, une petite fille de douze ans avait certainement marché sur cette plage il y a trois siècles et demi, avant que l’eau modifie remarquablement la géographie des lieux, et fasse surgir l’immense falaise. Il parait en effet que la terre avait été dévorée par les vagues suite à la montée des eaux.
La mentalité des humains d’autrefois lui paraissait figée à une distance sidérale, tant il lui était difficile d’en saisir les rouages. Ils se croyaient ‘modernes’ avec toute leur technologie, et pourtant c’est leur progrès technique qui précipita le chaos. Dans le fond, comment pouvaient-ils parler de progrès tout en détruisant les plus belles manifestations de la vie ?
Emma savait bien que son avis était très relatif et se refusait de juger sévèrement. La nature de son esprit était celle de ceux qui cherchent inlassablement à découvrir et à comprendre, avec patience et gaité. Elle poursuivit son exploration, palpa l’artefact qu’elle venait de trouver.
Malgré l’usure et quelques aspérités à sa surface, il était bien conservé. Elle décida de le nettoyer dans l’eau du bassin pour mieux percevoir sa couleur et très vite, l’objet montra une apparence métallique. C’était un trompe-l’œil car il était bien en plastique. Alors elle sourit en se souvenant qu’à l’époque les humains jouaient beaucoup avec les apparences. Ils le faisaient très sérieusement, y consacrant beaucoup de temps et d’argent. Elle avait entendu dire que des chirurgiens étaient grassement payés pour mettre des prothèses en plastique dans les corps humains ; certaines femmes en avaient dans leurs seins, et certains hommes dans leur pénis. Cela avait d’abord fait rigoler Emma, puis elle s’était arrêtée subitement, les yeux songeurs, comme si un point d’interrogation se dessinait sur son front… Décidément, elle ne comprenait pas vraiment les modes et coutumes de cette époque révolue. Quoiqu’il en soit, elle préférait diriger ses réflexions sur d’autres sujets. Pour l’instant sa pensée était captivée par cet objet qu’elle tenait dans la paume de sa main. Il formait comme une lettre… un T stylisé.
Emma leva le regard au loin en direction de la plage, scrutant les vagues qui se rapprochaient. Elle se dit qu’il était temps de partir, de quitter la caverne, marcher le long de la falaise en direction du sentier qui la mènerait directement à la maison.
Quand elle l’eut atteint, l’eau avait recouvert la plage. En remontant la colline, Emma imaginait les vagues conquérantes qui allaient bientôt envahir la caverne. Par ses mouvements tourbillonnants, l’eau allait charrier les éléments et probablement déposer un nouvel objet livré par l’océan.
Alors qu’en haut de la falaise s’élevait la façade de sa maison, striée par des lattes de bois gris clair et blanc, Emma aperçu une silhouette posée sur le banc qui faisait face à l’océan. C’était sa grand-mère, Céleste. En fin d’après-midi, elle avait pour habitude de s’asseoir là, paisiblement, pour apprécier cette perspective sans limite, et entrevoir l’infini dans sa contemplation silencieuse.
Emma se mit à courir pour la rejoindre. Arrivée à quelques pas du banc, elle ralentit sa foulée jusqu’à marcher calmement, presque sans bruit, comme si elle ne voulait pas briser l’atmosphère particulière qui entourait le lieu. La veille femme, habillée d’un voile aux motifs ondulés, avait les cheveux d’un gris qui tendait vers le blanc argenté. La lumière du soleil donnait naissance à des éclats lumineux. Parfois il semblait que des effluves dorés émanaient de sa tête et quelques lueurs de couleur arc-en-ciel du reste de son corps. C’est du moins ce que percevait brièvement Emma lorsqu’elle s’approchait de l’être qu’elle aimait de tout son cœur.
La petite fille s’assit sur le banc, tendit la main et sourit. Sa grand-mère décolla son regard de
l’horizon. Elle semblait revenir de lointaines contrées, des espaces subtils qui fleurtaient avec des mystères insondables. Elle tourna la tête pour rencontrer les yeux d’Emma et lui offrit également un sourire. Cette femme semblait demeurer à la jonction de nombreux opposés. Elle incarnait la force ainsi qu’une douce fragilité. Son attitude laissait transparaitre une ferme droiture puisant dans une volonté inébranlable. En même temps, son regard diffusait la lumière d’un amour tendre et profond pour les êtres qu’il touchait, telle une caresse de l’âme. Sa silhouette exprimait une vulnérabilité apparente derrière laquelle on devinait une puissance extraordinaire. Tout en elle était fait de contrastes traversés par une unité vivante et rayonnante, celle de la vie qui a réalisé son œuvre afin d’inclure toute la création dans une danse éternelle. Ainsi pour ceux qui pouvaient percer le voile des apparences formelles, un aperçu éclatant de tout l’univers leur était offert, tant la cœur de cette femme faisait écho avec le macrocosme.
Alors qu’elle découvrit l’objet posé dans la main d’Emma, elle interrompit sa balade au cœur du silence en lui disant :
— Voilà l’énigme du jour !
Les yeux d’Emma étincelaient et s’amusaient prématurément de la discussion à venir. Elle s’exclama :
— Et oui, mamie. L’océan m’a encore fait une livraison gratuite.
Sa grand-mère ajouta :
— L’univers donne…
— ... à ceux qui cherchent et aiment ! poursuivit la petite. Regarde ! On dirait comme un sigle, ou une lettre stylisée… une sorte de T.
Céleste acquiesça :
— Oui, probablement une marque.
La petite fille : — Penses-tu qu’il s’agit encore d’un objet de consommation ?
— Probablement… un objet de l’ère ancienne. Décidément, l’océan n’en finit pas de régurgiter le passé.
— Qu’est-ce que ça peut bien être ? se demanda la petite, tout en tournant l’objet avec ses doigts comme pour mieux découvrir un indice qui lui aurait échappé.
Après quelques manœuvres, elle se tourna vers sa mamie pour déposer l’objet dans sa main. A peine celui-ci avait-il effleuré sa paume que le dos de Céleste fut parcouru d’un mouvement subtil et bref. Elle ferma les yeux, et en un instant elle sembla s’enfoncer, en esprit, dans une autre dimension. Emma observait sa mamie, qui derrière ses paupières closes, décryptait des voiles où des connaissances anciennes s’étaient gravées au cours du temps. Elle savait qu’elle parcourait instantanément des traces mémorielles auxquelles elle n’avait pas encore accès. Céleste souleva ses paupières où s’étaient dessinés les méandres du temps, tels deux rideaux qui s’ouvrent pour laisser passer une lumière intérieure, un feu qui ne s’éteint jamais. Emma, avec une légère curiosité impatiente, osa affirmer sans risque de se tromper :
— Tu as trouvé quelque chose !
En regardant l’horizon, bientôt rejoint par le soleil couchant, Céleste affirma :
— Oui… il y a plusieurs images : une fusée… une voiture, dans l’espace.
Avec un petit air songeur, Emma demanda :
— Se pourrait-il qu’ils aient envoyé une voiture dans l’espace ?
Céleste : — Oh oui, c’est bien possible.
Emma : — Mais ça n’a pas de sens, une voiture est faite pour rouler, pas pour voler. C’est fou !
Céleste : — Oui Emma, à cette époque ils étaient comme devenu fous. Par leur excès, leur mœurs, leur désirs irraisonnables et leur aveuglement, ils étaient capables de réaliser des projets insensés, d’autant plus que leur science et leur technologie leur en donnaient les moyens. C’était sans limite. En tout cas, ils ne s’en posaient plus.
Emma : — Raconte-moi encore… Qu’est-il arrivé après la grande guerre ?
Céleste : — Comme je te l’ai expliqué, l’explosion de la bombe nucléaire mit fin à la guerre, mais ce n’était pas un point final. En réalité, le conflit entre les nations n’avait pas cessé ; il avait juste changé de forme. Il s’exporta sur les plans commercial, diplomatique, idéologique et religieux. Certes les humains étaient sortis de l’horreur des tranchées et de la barbarie du champ de bataille, mais ils se battaient dorénavant autrement, par l’espionnage politique et industriel. La compétition faisait rage et la paix dans les cœurs n’était pas établie. L’égoïsme des humains était tel que l’idéologie dominante était devenue celle du chacun pour soi. Cela conduisit à la guerre de tous contre tous. Même au sein de leur propre famille régnait la discorde.
Emma : — Mais comment faisaient-ils pour vivre ensemble ?
Céleste : — Par un jeu d’alliances fondées sur des intérêts égoïstes. En aucun cas leurs relations ne permettaient une véritable confiance. Comme une lame de fond qui avance sans retenue, la tension montait et commençait à montrer des signes de turbulence en surface. Les humains ne s’étaient jamais autant investis dans la communication, de plus en plus rapide et efficace grâce à la technologie numérique, et pourtant ils ne se comprenaient plus. Le mensonge prenait l’apparence de la vérité et les images virtuelles permettaient de rendre réel ce qui était irréel.
La vieille dame marqua une pause et regarda au loin. Le soleil effleurait maintenant l’océan et illuminait la crête des vagues engendrant de multiples touches dorées. Le ciel s’était paré de teintes orangées et un nuage solitaire ajoutait des nuances de rose tachetées de mauve à ce tableau crépusculaire.
— Regarde Emma, la beauté de cette lumière… Cela, c’est la réalité. Notre soleil est la source de toute vie depuis le commencement des temps. Il nous a donné naissance et notre vie, si on parvient à révéler son sens profond, consiste simplement à trouver le chemin du retour vers la source. C’est un chemin intérieur, en conscience, au-delà du monde des apparences et de ses myriades de formes.
Les yeux d’Emma brillaient dans cette contemplation merveilleuse. Son esprit ne comprenait pas tout, mais elle sentait dans son cœur une présence radieuse qui s’éveillait tel un germe encore fragile et cependant palpitant d’un potentiel illimité. Elle saisissait que les mots de sa grand-mère portaient en eux une vibration subtile pleine d’espérance qui la rendait heureuse et lui donnait une immense confiance en la vie.
Au bout d’un moment, elle osa affirmer :
— Les mots séparent… et pourtant ils peuvent aussi éveiller, relier et nous unir dans la paix.
— C’est juste Emma. Et c’est tout le paradoxe de ce pouvoir immense qui a été offert aux humains : la parole.
Le cours de l’histoire millénaire a été ponctué de récits sacrés. Ils dévoilaient une parole vivante, créatrice et noble révélant une sagesse venue du fond des âges. Petit à petit les humains se sont détournés de ces récits. Certains estimaient qu’ils étaient sans valeur, sans utilité profitable. Ils commencèrent eux-mêmes à abuser des mots, à utiliser la parole pour tromper, pour manipuler en faveur de leur profit personnel.
Emma l’interrompit : — Tu parles de la politique ?
Céleste : — Oui, mais pas seulement. Cet abus de parole contamina tous les champs d’expression. Chacun voulait s’exprimer. Tous voulaient avoir raison et au final, personne ne s’écoutait vraiment. Les opinions s’affirmaient comme vérité absolue ; ce qui rendait toute discussion impossible. Cela participait grandement à la tension croissante dont je te parlais.
Dans l’herbe qui bordait la falaise, deux oiseaux étaient venus se poser. Leur chant se répondait comme si eux aussi partageaient une discussion agréable et une complicité paisible.
Céleste marqua une pause, et en les regardant avec tendresse, elle reprit son récit :
— Emma, tu entretiens un lien vivant plein de respect avec la nature. Tu sais qu’elle constitue un livre de sagesse, si on prend le temps de l’écouter et de l’observer patiemment. Savais-tu que chaque matin, lorsque la nature s’éveille, le chant des oiseaux démontre une harmonie remarquable ? Chaque oiseau chante sur sa propre fréquence, mais chacun veille à ce que l’autre puisse exprimer son chant, en respectant des moments de silence, même pour les oiseaux des autres espèces.
Le soleil était maintenant englouti par la ligne d’horizon. Le ciel s’assombrissait en une palette de couleurs mauves d’où émergeaient les premières étoiles.
— Chacun est détenteur d’une parcelle de vérité, Emma. Pour qu’elle se révèle, il nous faut nous écouter, nous entendre profondément. Alors seulement nous avons accès à la vérité de l’autre, et ainsi nous grandissons en conscience. Si notre parole devient radicale et définitive, cela signifie que nous avons perdu le contact avec notre part de vérité. C’est pourquoi nous devons utiliser les mots à travers les filtres de la nuance, du discernement et de l’innocuité.
Observe les merveilleuses tonalités du ciel devant nous. Harmonie et beauté des couleurs ne proviennent-elles pas de toutes ces nuances qui fusionnent entre elles ?
Emma poursuivit : — Tu veux dire que chaque point de vue exprimé, parce qu’il est relatif, devrait s’ajouter aux autres en une myriade de nuances juxtaposées ?
Céleste : — Oui, en quelque sorte. De cette façon, nos échanges créent une forme de synthèse qui se complète indéfiniment et cela parce que la vérité n’est jamais statique, ni définie une fois pour toutes par un seul. Elle est vivante et s’épanouit continuellement dans nos relations lorsque celles-ci sont imprégnées par l’amour.
Emma : — Cela veut dire que les humains, avant le Basculement, ont terriblement manqué d’amour. »
— Entre eux et envers eux-mêmes. Leur cœur étant fermé, ils n’avaient plus accès à leur vérité profonde et intime, poursuivit Céleste.
— Toutefois, apportons un peu de nuance à ce propos. En réalité, cette époque était extraordinairement riche. Parmi les dix milliards d’humains, on trouvait tous les états de conscience et autant d’expressions diverses, allant des plus brutales aux plus raffinées. Dans les consciences les plus inclusives, l’amour s’est toujours épanoui comme une fleur dont la tige puise son énergie dans un terreau fertile et sain.
Emma réagit : — Mais alors pourquoi tout a basculé ?
Céleste : — Parce que dans les périodes de chaos, c’est le vacarme qui règne. Comme je te le disais à l’instant, la grande majorité des humains voulait s’exprimer haut et fort. Ils voulaient s’affirmer et faire entendre leur voix, mais c’était celle de leur égocentrisme puisqu’ils étaient devenu sourds l’un envers l’autre. Alors ils criaient de plus en plus fort.
La nuit était à présent tombée. Les étoiles palpitaient dans le ciel par centaines et offraient une profondeur au ciel que le jour ne connait pas. Un calme s’installait délicatement sur la nature environnante. La marée commençait à se retirer discrètement et les vagues semblaient s’assoupir, comme si l’océan entrait bientôt dans un profond sommeil, un intermède avant la prochaine marée qui s’annoncerait à l’aube.
Céleste semblait inspirée par cette atmosphère sereine qui les entourait toutes les deux, assises sur le banc, en bordure de la falaise.
— Le bruit ne fait pas de bien… Le bien ne fait pas de bruit.
L’esprit d’Emma animé par ces quelques mots s’ouvrit à une compréhension nouvelle :
— Je devine alors que derrière cette tension bruyante qui polluait le monde des relations humaines, il y avait également des voix harmonieuses, mais très peu entendues.
Céleste : — La voix du silence. La voix de l’âme. C’est la voix qu’écoutent ceux qui se recueillent dans leur cœur.
Emma réagit, car sa tête continuait à raisonner dans le but de comprendre avec son esprit logique :
— Mais si c’est une voix silencieuse, comment pouvaient-ils se faire entendre et espérer changer l’orientation catastrophique qu’avaient pris les affaires humaines
Céleste : — Il y a bien longtemps, la voix du silence s’exprimait à travers les poètes. Le problème, c’est qu’au moment du basculement, le monde avait perdu toute sa poésie. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait plus de poètes. Le fait est qu’ils souffraient en silence, attendant des jours meilleurs pour s’exprimer à voix haute.
Tu sais Emma, nous avons tous nos talents, vivifiés par nos qualités profondes qui fleurissent dans la lumière de l’âme. Et en contrepartie, nous avons aussi des défauts, appelons-les plutôt des manques. Certains poètes ont une telle sensibilité qu’il semble leur manquer la force suffisante pour s’exprimer en période troublée. Ce qu’ils apportent au monde est si délicat qu’ils préfèrent le préserver dans leur cœur, plutôt que de le voir détruit par la violence ou nié dans l’indifférence de ceux qui ne sont plus capables d’admirer la fleur qui pousse dans les ruines de béton.
Et paradoxalement, même quand leurs mots ne sont plus prononcés, même quand leur voix n’est plus entendue, l’inspiration lumineuse qui traverse leur cœur et leur pensée agit en silence. Au milieu de l’hiver, sous le tapis neigeux, des racines vibrent sous terre et se préparent à s’élancer hors du sol en petites pousses dès que le soleil du printemps aura suffisamment réchauffé le terre.
Le ciel était maintenant d’un bleu indigo, presque noir, comme revêtu d’un voile sombre d’où jaillissaient des milliers d’étoiles. On aurait cru voir le manteau d’un immense être céleste désireux de montrer sa parure de joyaux brillants ; un défilé grandiose devant la face du monde, notre petit monde, cette minuscule planète au milieu de l’univers infini. Peut-être que là-haut, très loin, d’autres êtres gigantesques défilaient également sur le podium de galaxies inaccessibles à notre regard.
Emma leva les yeux vers cette immensité, comme si elle voulait rassembler toutes ces étoiles dans ses petites pupilles. Elle se disait en elle-même : c’est si grand, et je suis toute petite.
Sa mamie avait elle aussi le regard fixé sur l’infini, à nouveau aspirée dans sa contemplation profonde. Elle poursuivait ce chemin ascendant qu’elle foulait au moment où Emma l’avait rejointe au retour de la plage.
Le petit objet, cette forme de T stylisé, était posé sur le banc. A cet instant présent, toutes les deux l’avaient complètement oublié. Quelle importance avait-il devant l’univers étoilé ? Aucune création humaine ne pouvait rivaliser avec l’éternel. La lumière des étoiles qui s’offraient à leurs regards affluait probablement depuis des milliards d’années. Et quand bien même l’un ou l’autre
de ces soleils lointains aurait déjà disparu dans une explosion grandiose, sa lumière ne s’arrêterait pas de poursuivre sa course vertigineuse à travers l’univers, scintillant encore et toujours aux confins d’espaces cosmiques dont notre imagination est trop étroite pour en saisir la distance.
Céleste prit une inspiration profonde. Son visage apaisé exprimait une joie discrète, presque secrète, celle d’être simplement là, en communion avec l’instant qu’elle partageait avec sa petite fille et avec l’univers.
Puis elle s’adressa à Emma :
— Tu te crois toute petite Emma, et pourtant, ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? En toi et en nous tous, il y a des milliards de cellules, autant d’unités de vie qui possèdent une conscience. Comme ces étoiles, elles vibrent, et à leur façon elles peuvent aussi briller.
Emma écoutait attentivement. Il lui semblait sentir son cœur s’étendre. Sans pouvoir se l’expliquer, elle percevait l’interdépendance de toutes choses : les grains de sable sur la plage, les étoiles dans le ciel, les cellules de son corps… Elle sentait vibrer une unité essentielle. Au-delà des mots qu’elle entendait, elle percevait le silence. Un silence qui n’était plus un vide, ou un simple espace entre deux mots… C’était un silence qui ouvrait sa vision d’une façon si mystérieuse qu’elle n’aurait pas eu de mots pour s’exprimer, si elle avait voulu décrire l’essence de cette vision qui fusionnait en elle.
Et pourtant, quelques mots résonnèrent à travers elle, en écho au silence de l’univers :
— La vie est si profonde, si grandiose, que les mots ne pourront jamais la définir, ni la contenir, car toujours elle tend vers l’infini.
Céleste tourna son regard souriant vers sa petite fille et lui dit :
— Voilà, Emma. Tu commences à entendre la voix du silence !
La petite se leva lentement et vint se blottir dans les bras accueillants de sa grand-mère. Elles levèrent les yeux vers le firmament pour apercevoir, le temps d’un clin d’œil, deux étoiles filantes qui dessinèrent, dans la nuit sombre, une lettre éphémère.
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